Le livre de l’écrivain Patrick Deville, « Taba-Taba », Rentrée littéraire 2017, entraine le lecteur vers le large, vers une évocation du voyage que l’on retrouve dès les premières phrases :
« À la toute extrémité de l’estuaire de la Loire, au centre des terres émergées de l’Hémisphère Nord, une porte en pierre dresse au-dessus du fleuve son arc de triomphe modeste et sa grille à deux vantaux … n’ouvrant sur rien, visible de loin par les navires à l’entrée du chenal, de même gris-vert que les eaux douces et salées qui se mêlent devant elle. »
Cet arc de triomphe, qui n’a de monumentale que le nom, située à Mindin, en face de Saint-Nazaire, ayant servi de porte d’entrée à un lazaret devenu hôpital psychiatrique, est le lieu de rencontre, dans les années soixante du 20e siècles, entre un enfant, dont le père est administrateur du lieu, et un ancien marin qui, se balançant d'arrière en avant, répétait sans cesse la même formule énigmatique : « Taba-Taba-Taba/Taba-Taba-Taba », avec une coupure parfaite au milieu de l’alexandrin, précise l’auteur.
La France, dans laquelle évolue cette famille, ce n'est pas seulement l'Hexagone, c’est en quelque sorte l’ancien Empire Colonial Français. Car le narrateur se promène autour de la planète, pour rappeler certains moments de l'épopée coloniale française avec ses désastres, ses abus et ses entreprises audacieuses.
Ce qui permet à Patrick Deville d’avancer sur ces chemins planétaires, faisant découvrir aux lecteurs un périple de près de deux siècles, est en partie orchestré autour du dépouillement des archives de « Monne », sa grand-tante, qui a miraculeusement préservé au fil des guerres et des déménagements les témoins les plus modestes de leur histoire familiale : coupures de journaux, reçus de paiements en tous genres, lettres et cartes postales.
Ces documents viennent nourrir une grande fresque romanesque, qui s’échelonne de Napoléon III aux attentats qui ont ensanglanté récemment la France, en passant par la Grande Guerre et ses tranchées, puis par le Front Populaire, la Débâcle, l’Occupation, la Résistance, le Vercors et la Libération.
Il est indéniable qu’un fil particulier traverse les bribes de ce passé, que Patrick Deville décrit avec beaucoup de vivacité et de détails, passant sans transition d’épisodes intimes à de grandes enjambées de sept lieux à travers le monde, sur les traces laissées par les siens, chambres d’hôtel avec leur numéro, anecdotes désuètes, et évènements qui pourraient à eux seuls offrir matière pour un scenario ou un livre.
Fantôme sur fond de brume et d’estuaire, tout droit sortis d’une épopée coloniale, le personnage de « Taba-Taba » traverse le livre du début à la fin, mais il n’est qu’une figure secrète perdue au milieu d’une foule de Français sauvés de l’anonymat.
Car la vraie vedette est bel et bien la famille de l’auteur, dont l’histoire remonte à une aïeule arrivée petite fille d’Égypte en 1862. Suivie par celle de l’arrière-grand-père Alexandre, instituteur dans la belle tradition de l’École laïque et républicaine. Paul, le père, qui traversa deux guerres et en revint « avec ses quatre pattes », et devient professeur d’éducation physique. L’autre Paul, fils du premier, Monne la fille, et la mère Eugénie, séparés par l’exode de 1940, et qui jurèrent après leurs retrouvailles de ne plus jamais se quitter.
Patrick Deville retrace cette histoire française, en refaisant le chemin suivit par ce qu’il appelle la « bande des quatre », au fil des résidences, plus ou moins éphémères, par les petites routes, et aux volants de voitures qui deviennent des témoins du passage du temps.
Obsédé par les éphémérides, les coïncidences de dates et de lieux, il voyage souvent en compagnie de celle qu’il appelle pudiquement « Yersin », et qui n’est autre que Véronique Yersin, directrice des Éditions Macula, dont la vie aventureuse croise et rejoint la sienne au fil des ouvrages et des voyages.
Cette compagne de voyage, omniprésente dans « Taba-Taba », n’est nullement une coïncidence, puisque dans « Peste & Choléra », paru en 2012 et qui reçu le Prix Femina, Patrick Deville décrivait la vie mouvementée d’un ancêtre de l’éditrice, Alexandre Yersin, médecin, bactériologiste et explorateur franco-suisse.
Ce voyage littéraire, et malgré cela très physique dans ses détails, en compagnie de cette étrange bibliothèque familial, lui font réunir des personnages aussi variés qu’André Breton, Arthur Rimbaud, Blaise Cendrars, Daniele Del Giudice, Paul Gauguin, Marcel Proust, Robert Louis Stevenson, Savorgnan de Brazza, Victor Hugo et Vincent van Gogh.
Mais, ce roman non-fictionnels, est bien plus qu’une autobiographique déguisée, car Patrick Deville aime les mots rares dont il se sert pour sublimer la francophonie.
Ainsi, au détour des phrases parle-t-il de « zébroīdes », du « gallocentrisme », des « hasards inventés par les dieux marionnettistes », du « miroitement coruscant des vagues », des « tours du monde d’aventurière solitaire », ou de « Taba-Taba, rentré de sa fugue nocturne, assis au fond de son cerveau »…
Il ouvre ainsi des passerelles vers les rêves et les réalités de ces vrais navigateurs du temps que sont ses ancêtres, ses relations et encore plus surement lui-même !
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« Taba-Taba », Roman de Patrick Deville ; Éditeur : Seuil, Collection : « Fiction & Cie » ; Publication : 17/08/2017 ; Livre broché, 434 pages, Format : 14,1 cm × 20,5 cm × 2,8 cm ; ISBN : 2021247465 ;
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Patrick Deville est né le 14 décembre 1957 à Saint-Brevin-les-Pins, dans le département de la Loire-Atlantique.
Après des études de littérature comparée et de philosophie à l'université de Nantes, il a vécu dans les années 1980 au Moyen-Orient, au Nigeria, en Algérie. Dans les années 1990, il a séjourné régulièrement à Cuba, en Uruguay et en Amérique centrale.
Il a créé en 1996 le « Prix de la jeune littérature latino-américaine » et la revue « Meet », de la Maison des écrivains étrangers et des traducteurs de Saint-Nazaire, dont il est aujourd’hui le directeur littéraire.
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